Notre Newsletter
Premier numéro, Décembre 2019
SOMMAIRE
Par Marine ENINGER
Christopher DE HARO
Marine ENINGER
Paulin MAGIS
POINT DE VUE SUR... :
Est-il possible de renoncer à l'article 1195 du Code Civil ?
En 1560 et 1567, Adam de Craponne, constructeur d’un canal d’irrigation, a conclu divers contrats avec les habitants d’un village voisin désireux d’utiliser l’eau de ce canal pour arroser les champs moyennant une redevance déterminée. 300 ans plus tard, cette redevance étant devenue insuffisante pour assurer l’entretien du canal, la Cour d’appel d’Aix avait accepté par deux fois de l’augmenter en considérant le déséquilibre des prestations. Saisie de la question, la Chambre Civile de la Cour de Cassation, dans un arrêt du 6 mars 1876, rejeta, au visa de l’article 1134 et sur le fondement de la force obligatoire des contrats, la possibilité pour le juge de prendre en considération un changement de circonstances pour modifier un contrat. C’est le fameux arrêt Canal de Craponne (note 1).
Brisant cette jurisprudence bien installée (note 2) de la Cour de Cassation, l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations a consacré le principe de révision du contrat pour imprévision dans le nouvel article 1195 du Code civil. Alors que le débat semblait clos, l’ordonnance a rouvert la boîte de Pandore ! S’il était devenu possible de modifier le contrat en raison d’un changement de circonstances exceptionnelles, les dispositions ne précisaient pas si la convention des parties pouvait écarter l’application de l’article 1195 du Code civil.
La doctrine et les praticiens attendaient de ce fait la loi de ratification de l’ordonnance du 10 février 2016 pour résoudre ce problème. Bien que le Sénat tenta de supprimer le tout jeune article 1195 du Code civil, la loi du 20 avril 2018 portant ratification de l’ordonnance de 2016 le consacre, mais demeure totalement silencieuse sur le caractère d’ordre public ou non de cette disposition. Il revient donc à la Cour de Cassation, hostile depuis 142 ans à admettre la révision pour imprévision, de déterminer si l’article 1195 du Code civil peut être écarté ou non par une stipulation du contrat.
En l’absence de précision textuelle et au regard du rapport remis au Président de la République, il semblerait que l’article 1195 du Code civil soit bel et bien supplétif de volonté (note 3). Admettre cette supplétivité s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans l’esprit libéral de la réforme. Dans la mesure où de nombreuses autres dispositions militent pour une exaltation de la volonté et une réduction des obstacles à la liberté contractuelle, il parait probable que le législateur n’ait pas souhaité imposer aux acteurs économiques une incertitude systématique quant à l’avenir de leur contrat. La lutte contre les changements de circonstances doit logiquement se concilier avec la sécurité juridique qui doit donc pouvoir être renforcée par une clause rejetant la théorie de l’imprévision. L’alinéa premier de l’article 1195 du Code civil évoquant la partie « qui n’avait pas accepté d’en assumer les risques », nous en déduisons que les cocontractants pourraient stipuler une « clause d’acceptation des risques » (note 4) ou une clause de « renonciation à l’imprévision », par laquelle ils s’assurent du contenu de leur convention tout le long de son exécution.
Toutefois, certains militent encore pour l’impérativité de l’article 1195 du Code civil. Il est vrai que pour accepter d’assumer des risques, encore faut-il que ces risques soient clairement identifiés au préalable (note 5). Or, le texte affirme que le régime légal de l’imprévision a vocation à produire ses effets en réaction à un changement de circonstances « imprévisibles », donc impossibles à identifier à l’avance. En outre, le nouveau droit des contrats poursuit un objectif de réduction des déséquilibres en multipliant les dispositions protectrices des parties faibles (à noter, par exemple, la lutte contre l’asymétrie d’information de l’article 1112-1, la sanction de l’abus de dépendance de l’article 1143 et la censure des clauses abusives dans les contrats d’adhésion par l’article 1171). Dès lors, admettre la possibilité d’écarter l’application de l’article 1195 du Code civil, même par la volonté commune des parties, contredirait radicalement cet objectif de protection. Les parties, et en premier lieu la partie la plus faible, pourraient alors être exposées aux changements de circonstances qui, aujourd’hui, sont devenus de plus en plus radicaux et lourds de conséquences.
Une troisième hypothèse aurait-elle pu être avancée ? Au regard des définitions du contrat de gré à gré et du contrat d’adhésion résultant de la loi de ratification du 20 avril 2018, il ne fait aucun doute que le second est, par nature, davantage déséquilibré, une partie imposant à l’autre le contenu du contrat. Or, la réforme cherche à la fois la sécurité juridique, la réduction des déséquilibres et l’exaltation de la volonté des parties. Afin de concilier ces impératifs parfois opposés, les dispositions de l’article 1195 du Code civil auraient pu être supplétives pour les contrats de gré à gré et impératives pour les contrats d’adhésion. Dès lors, pour les contrats de gré à gré, les parties demeureraient libres de renforcer la sécurité de leur convention ou, à l’inverse, d’anticiper les conséquences d’un changement de circonstances. A contrario, pour les contrats d’adhésion, la partie forte ne pourrait pas asseoir sa domination en imposant à la partie faible une intangibilité du contrat par une clause excluant la révision pour imprévision (note 6). Tant d’incertitudes qui mènent à penser que la future jurisprudence de la Cour de Cassation en est totalement… Imprévisible.
Conseils : en l’état actuel de la jurisprudence et en application du principe ubi lex, les clauses écartant l’application de l’article 1195 du Code Civil ne sont pas interdites. Toutefois, il est certain que de telles clauses, si elles ont le mérite de sécuriser le contenu de la convention, conduisent à exposer le débiteur au risque de se faire emprisonner par le contrat au nom de la force obligatoire. L’accord qu’il pensait avoir conclu pour ses intérêts deviendrait donc l’outil de sa fragilisation économique. Ainsi, il est essentiel de prendre en compte la nature de l’opération, les intérêts en présence et la durée du contrat pour décider si une « clause d’acceptation des risques » est à intégrer au contrat. Un choix entre sécurité juridique et réduction des déséquilibres sera donc à effectuer lors de la conclusion du contrat.
Christopher DE HARO
Note 1 : Cass. Civ, 6 mars 1876, De Gallifet c/ Commune de Pelissanne (dit « Canal de Craponne »), DP 1876. 1. p. 193, note Giboulot
Note 2 : Voir par exemple : Cass. Civ, 14 nov. 1933 : Gaz. Pal. 1934. 1. 58 ; Cass. Com, 18 déc. 1979 : Bull Civ IV, n°339 et RTD Civ. 1980. 780, obs. G. Cornu : Cass. Civ 3e, 18 mars 2009 : RDC 2009. 1358, obs. D. Mazeaud
Note 3 : M. Mekki, « La loi de ratification de l'ordonnance du 10 février 2016 - Une reforme de la reforme ? », D. 2018, p. 900
Note 4 : H. Barbier, « L’imprévision, l’acceptation des risques, et le juge des référés », RTD Civ. 2017, p. 387
Note 5 : B. Mercadal, « L’ordre public dans la réforme des contrats », Editions Francis Lefebvre – La Quotidienne, 22 mars 2018
Note 6 : Sauf à passer « sous les fourches caudines de l’article 1171 du Code civil » : G. Chantepie, M. Latina, Le nouveau droit des obligations, 2ème éd., Paris, Dalloz, 2018, § 525.
Relations contractuelles : Amazon condamné à une amende de
4 millions d’euros pour déséquilibre significatif
(T. com. Paris, 2 septembre 2019, n°2017/050625)
La DGCCRF a effectué en 2015 et 2016 une enquête relative au fonctionnement de places de marché (marketplaces) organisées sur des sites internet par certains professionnels spécialisés. C’est à l’issue de cette enquête que le Ministre de l’économie a décidé d’introduire une action en responsabilité quasi-délictuelle dans le cadre des contrats conclus par différentes sociétés du groupe Amazon avec des fournisseurs et distributeurs référencés sur la plateforme du Groupe se trouvant sur son site internet.
Sur le fondement de l’ancien article L. 442-6, I, 2° du Code du commerce (devenu L. 442-1, I, 2°, depuis la réforme du Livre IV opérée par l’Ordonnance du 24 avril 2019), le Tribunal de commerce a fait droit à l’action du Ministre de l’économie visant à sanctionner une série de clauses causant un déséquilibre significatif dans les contrats liant la société Amazon à des vendeurs tiers, la plupart étant des PME proposant leurs produits sur la plateforme en concurrence avec les produits de la société Amazon.
Amazon a ainsi été condamné à modifier sous six mois, et sous astreinte, sept clauses des conditions générales d’utilisation de la place de marché et à payer une amende de 4 millions d’euros. Ce jugement est l’occasion d’apporter deux précisions sur le champ d’application de l’ancien article L. 442-6 du Code de commerce.
Le Tribunal a d’abord jugé que cet article n’était pas applicable à la société Amazon Payments Europe, cette société étant un établissement de paiement et de monnaie électronique tel que défini par le Code monétaire et financier. Soulignant que la loi spéciale l’emporte sur la loi générale, les juges considèrent que les dispositions spécifiques du CMF excluent l’application du Code de commerce. Cette solution n’est pas surprenante, la Cour d’appel de Paris ayant déjà écarté l’application de l’ancien article L. 442-6 du Code du commerce aux organismes et activités bancaires et financières sur la base de ce raisonnement (note 1).
De manière plus inédite, ce jugement a été l’occasion de revenir sur la notion de partenaire commercial, notion aujourd’hui disparue des textes pour être remplacée par celle d’« autre partie ». Il a été jugé que la responsabilité de la société Amazon France Service pouvait être mise en cause, bien qu’elle n’avait pas conclu de contrat avec les vendeurs tiers. En effet, elle avait pris « personnellement part aux pratiques restrictives de concurrence », et avait « concouru aux dommages causés par ses partenaires en fournissant les moyens et assuré l’exécution de contrat comportant des clauses manifestement déséquilibrées ».
Concernant la mise en œuvre de l’ancien article L. 442-6 I 2° du Code de commerce, il s’agissait de démontrer un élément comportemental, la soumission ou tentative de soumission à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. Le tribunal a retenu trois éléments pour démontrer cette soumission, l’absence de négociation des contrats, la puissance économique de la filiale d’Amazon et son caractère incontournable (note 2). Le tribunal a souligné que l’absence de négociations, qu’il reconnaît tout de même comme étant consubstantielle au modèle des places de marché, combinée avec le déséquilibre de puissance économique entre les vendeurs tiers et les prestataires de place de marché et avec le rôle incontournable de ces dernières, peut conduire à des pratiques restrictives de concurrences.
Il s’agissait également de démontrer l’existence d’un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. Le tribunal a rappelé que d’après la jurisprudence majoritaire de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation, le déséquilibre pouvait résulter « de la disproportion entre les obligations des parties, du caractère potestatif de certaines clauses ». Ainsi le tribunal a jugé comme créant un déséquilibre significatif, la clause permettant l’entrée en vigueur immédiate de toute modification unilatérale de la part d’Amazon sans préavis et sans notification obligatoire individuelle.
Le tribunal a également rappelé que le déséquilibre s’apprécie de manière concrète et globale (note 3). L’appréciation concrète se manifeste par la prise en compte de multiples témoignages. Quant à l’appréciation globale du déséquilibre, le tribunal a recherché si celui-ci pouvait être justifié et, à l’instar de la Cour d’appel de Paris, a retenu qu’il ne pouvait pas tenir compte de la rétrocession aux consommateurs d’une partie des avantages obtenus (note 4).
On peut souligner que ce jugement a été rendu avant la mise en application d’un important Règlement (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019 « promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne ». En comparant ce règlement avec cette décision, on peut se demander si les juges ne s’en sont pas inspirés pour censurer certaines clauses (note 5).
Paulin MAGIS
Note 1 : Paris, 27 sept 2017, n°16/00671 : AJ contrat 2017, 535, obs. N. Eréséo ; RTD civ. 2018. 114, obs. H. Barbier ; RTD Com. 2018, 633, obs. M. Chagny.
Note 2 : F. Buy et J-Ch. Roda, « Big is not beautiful ! (Amazon au crible du déséquilibre significatif) », AJ contrat 2019, p. 435
Note 3 : F.Buy, M. Lamoureux et J-Ch. Roda, Droit de la distribution, 2ème éd., Paris, LGDJ, 2019, n°365.
Note 4 : Paris, 16 mai 2018 (n° 17/11187) : LEDICO sept. 2018, n° 111n4, p. 5, note M. Behar-Touchais.
Note 5 : F. Buy et J-Ch. Roda, op. cit.
Baux : Les sous-loyers irréguliers d’un bien immobilier appartiennent au propriétaire par accession (Cass. Com, 12 sept. 2019, n°18-20.727)
Alors qu’à partir du 1er décembre 2019, les maires vont pouvoir encadrer les locations conclues via la plateforme Airbnb, voici un arrêt qui intéressera tous les preneurs souhaitant sous-louer l’immeuble dont ils ont la jouissance. Dans un arrêt rendu le 12 septembre 2019, la chambre commerciale de la Cour de Cassation apporte une précision de taille sur la propriété des sous-loyers d’un bien immobilier.
Les faits sont simples : en 1997, un appartement avait été donné à bail à deux personnes physiques. Or, ces locataires avaient de nombreuses fois sous-loué le bien pour de courtes durées sans l’autorisation du propriétaire. Ayant été alerté de cette sous-location irrégulière, celui-ci a sollicité la restitution des sous-loyers. Dans un arrêt du 5 juin 2018, la Cour d’appel de Paris a accueilli favorablement la demande (note 1).
Saisie d’un pourvoi, la Haute juridiction judiciaire avait alors à déterminer si les sous-loyers issus d’une sous-location non autorisée appartenaient au locataire principal ou au propriétaire du bien. Dans son arrêt du 12 septembre 2019, la Cour de Cassation a considéré que « sauf lorsque la sous-location a été autorisée par le bailleur, les sous-loyers perçus par le preneur constituent des fruits civils qui appartiennent par accession au propriétaire ».
Les magistrats du Quai de l’Horloge ont donc fait appel au mécanisme de l’accession pour octroyer la propriété des sous-loyers au propriétaire de l’immeuble. Il est vrai que le droit des biens vient, très justement, au secours des bailleurs (note 2). En effet, les articles 546 et 547 du Code Civil (et la notion de fructus) posent le principe selon lequel le propriétaire d’un bien a droit, par la voie de l’accession, aux fruits civils produits par la chose. Or, bien que la nature de fruits civils des sous-loyers soit contestée par certains auteurs (note 3), il semble bien que ceux-ci constituent des revenus périodiques issus de l’immeuble loué au même titre que les loyers principaux. De plus, en l’absence d’autorisation du propriétaire à la sous-location, le locataire principal n’aurait pas droit de faire les fruits siens en application de l’article 549 du Code civil. Une application stricte des règles du droit des biens ne pouvait alors qu’octroyer la propriété des sous-loyers au bailleur principal.
Toutefois, la solution interroge du point de vue du droit des obligations et apparaît comme un coup de canif porté à la règle de l’effet relatif des contrats. En effet, ce principe majeur du droit des contrats depuis 1804 impose que sauf l’exception de la stipulation pour autrui, un contrat ne peut ni créer d’obligation sur la tête d’un tiers ni rendre un tiers créancier sans son consentement. Or, en accordant la propriété des sous-loyers propriétaire, la Cour de Cassation méconnait le principe de l’effet relatif, sauf à considérer que derrière chaque contrat de sous-location irrégulière se cache une stipulation pour autrui tacite…
Au final, la Cour de cassation avait à sa disposition deux outils différents qui pouvaient la conduire à protéger soit le propriétaire, soit le locataire principal. Alors que l’argument de l’accession témoigne d’une « grande culture juridique des conseils du propriétaire » (note 4), octroyer la propriété des sous-loyers au locataire n’aurait pas été juridiquement moins justifié.
Christopher DE HARO
Note 1 : Paris, 5 juin 2018 (n°16/10684) : RTD Civ. 2018, p. 936, comm. W. Dross.
Note 2 : A.L. Thomat-Raynaud, « Le droit des biens au secours du propriétaire victime de locataires utilisateurs d’AirBnB », Gaz. Pal. 13 nov. 2018, p. 71.
Note 3 : W. Dross, « Airbnb ou la multiplication des fruits civils. A qui, du propriétaire ou du locataire, doivent-ils revenir ? », RTD Civ. 2018, p. 936.
Note 4 : B. Vial-Pedroletti, « Sous-location et Airbnb : nature et sort des sous-loyers illicites », Loyers et Copropriété n°11, novembre 2010, comm. 190.
ARTICLES A LA LOUPE : 1137 et 1139 du Code civil, une suspension dans la jurisprudence Baldus ?
A-t-on l’obligation d’informer son cocontractant de l’estimation de
la valeur de la prestation entre les 1er octobre 2016 et 2018 ?
La réforme du droit des obligations du 10 février 2016 a été considérée par la doctrine comme étant une codification à droit constant, tout comme l’affirme le rapport au Président de la République (note 1). Cette affirmation n’est toutefois pas totalement vérifiée, comme en témoigne certaines introductions, telle la consécration de la théorie générale de la représentation aux articles 1152 à 1161 du Code civil. Ainsi, de nombreuses questions se sont posées sur les consécrations ou les bris de jurisprudence. La problématique de l’information sur l’estimation de la valeur de la prestation mérite alors d’être évoquée.
Tel qu’issu de l’ordonnance du 1er octobre 2016, le nouvel article 1137 du Code civil dispose que « Le dol est le fait pour un contractant d'obtenir le consentement de l'autre par des manœuvres ou des mensonges. Constitue également un dol la dissimulation intentionnelle par l'un des contractants d'une information dont il sait le caractère déterminant pour l'autre partie ». Est ainsi consacrée la réticence dolosive, définie comme « le silence gardé volontairement par une personne sur un point qu’elle devait révéler » (note 2). Ainsi, taire volontairement une information peut-être constitutif d’un dol et, par conséquent, entrainer la nullité du contrat.
Toute la question est de savoir quelles informations doivent être fournies au cocontractant et lesquelles peuvent demeurer tues. La première chambre civile de la Cour de cassation avait estimé, dans son arrêt Baldus du 3 mai 2000 (note 3), qu’aucune obligation d’information quant à la valeur de la chose n’incombait au vendeur. L’estimation de la valeur de la prestation est une information personnelle à chaque cocontractant et l’absence de transmission de cette estimation ne peut constituer un dol, ou plus précisément une réticence dolosive.
Cette jurisprudence bien ancrée peut sembler avoir été remise en cause par la réforme de 2016. En effet, une lecture combinée de l’article 1137 précité et de l’article 1139 paraît conduire à une autre solution. Selon ce dernier, « L'erreur qui résulte d'un dol est toujours excusable ; elle est une cause de nullité alors même qu'elle porterait sur la valeur de la prestation ou sur un simple motif du contrat ». Cet article semble remettre frontalement en cause la jurisprudence Baldus en admettant la réticence dolosive, source de nullité du contrat, fondée sur l’estimation de la valeur de la prestation. L’absence d’exclusion de cas de réticence dolosive à l’article 1137 conduit à cette solution. Les parties sont alors tenues d’informer leur cocontractant de leur estimation de la valeur de la prestation. Serait-ce la fin du droit de faire des bonnes affaires (note 4) ?
Pourtant telle n’était pas la volonté du Gouvernement comme en témoigne son rapport accompagnant l’ordonnance (note 5). C’est pourquoi un troisième alinéa a été rajouté à l’article 1137 par la loi de ratification du 20 avril 2018 : « Néanmoins, ne constitue pas un dol le fait pour une partie de ne pas révéler à son cocontractant son estimation de la valeur de la prestation ». Cet ajout consacre de manière extrêmement explicite la jurisprudence Baldus.
Pour autant, cette modification n’a pas été considérée comme de nature interprétative (article 16 I de la loi de ratification) (note 6). Par conséquent, elle ne s’applique qu’aux contrats conclus à compter du 1er octobre 2018. Qu’en est-il alors des contrats conclus entre les 1er octobre 2016 et 2018 ? Les parties sont-elles tenues à une obligation d’information sur la valeur de la prestation, l’ordonnance ayant en apparence brisé la jurisprudence Baldus jusqu’à ce que la loi de ratification rectifie le tir ?
Malgré la lettre de ces nouveaux articles, cette position ne nous semble pas pouvoir être tenue. En effet, il convient de répéter qu’une telle solution n’était pas la volonté du Gouvernement. De plus, dans un souci d’harmonisation et de sécurité juridique, il semble probable que la Cour de cassation, en cas de contentieux sur ce point, aligne le régime de l’ordonnance de 2016 sur celui des régimes antérieurs et postérieurs, identiques sur ce point. Une harmonisation de la sorte ne serait pas une innovation pour la Haute juridiction, qui a déjà utilisé ce procédé pour passer du régime classique des nullités au régime moderne, alors que le contrat était conclu sous l’ancien droit (note 7).
Enfin une précision, d’une importance extrême en pratique, ne doit pas être oubliée : l’ordonnance a créé l’article 1112-1 du Code civil posant le devoir d’information précontractuel. Certes, les champs d’application sont différents de celui du dol, d’un côté le contrat n’étant pas (encore) conclu, de l’autre l’étant déjà. Pour autant, ces deux articles ont été pensés conjointement. Ainsi l’alinéa 2 de ce nouvel article disposant que « Néanmoins, ce devoir d'information ne porte pas sur l'estimation de la valeur de la prestation », l’articulation logique des régimes issus de la réforme (et non plus l’articulation chronologique des dispositions) tend au maintien de la jurisprudence Baldus, y compris durant la période de droit transitoire. Cela est confirmé par le rapport au Président de la République, prévoyant que cette disposition a été réalisée « conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation ».
Par conséquent, et à moins que la Cour de cassation adopte une position orthodoxe, réaliser des bonnes affaires (note 8) est aujourd’hui toujours possible, et ce sans interruption depuis sa consécration par ce fameux arrêt du 3 mai 2000.
Marine ENINGER
Note 1 : JO n°0035, 11 fév. 2016, texte n°25
Note 2 : S. Guinchard, Th. Debard, Lexique des termes juridiques, 27ème éd., 2019, Paris, Dalloz, p. 961
Note 3 : Cass. Civ 1ère, 3 mai 2000, n°98-11381
Note 4 : C. François, « Présentation des articles 1130 à 1144 du nouveau paragraphe 2 “Les vices du consentement” », La réforme du droit des contrats présentée par l'IEJ de Paris 1, https://iej.univ-paris1.fr/openaccess/reforme-contrats/titre3/stitre1/chap2/sect2/ssect1/para2-vices-consentement/
Note 5 : JO n°0035, 11 fév. 2016, texte n°25
Note 6 : Loi n°2018-287, 20 avril 2018, article 16, I, al. 1 et 2
Note 7 : Cass. Com., 22 mars 2016, n°14-14218
Note 8 : B. Fages et J. Mestre, RTD Civ. 2000, p. 566